Les Ukrainiens en France
avant la Première guerre mondiale

par
Jean-Bernard DUPONT MELNYCZENKO

©1998 L'Ukraine-L'Est européen-Ukraine Europe

Après la Révolution de 1905, le nombre des expatriés en provenance de l'Empire russe augmenta sensiblement. Mais la place importante prise désormais par les exilés politiques dessine des nouveaux contours au sein de la nébuleuse "russe". Cette influence n'est cependant pas numérique comme le souligne Catherine Gousseff : "bien que très minoritaires, parmi les immigrés russes, les exilés politiques sont sans doute ceux qui ont le plus marqué l'opinion et laissé la plus forte empreinte dans la vision de la première émigration"

L'existence à partir de 1906, à Paris, d'un groupe particulier d'Ukrainiens et se définissant comme tels, marque une importante étape dans la présence de la communauté ukrainienne en France.

Comme toujours à l'origine de ce genre d'aventure, il y a une poignée d'hommes déterminés. C'est d'abord, Yaroslav Fedortchouk, journaliste originaire de Galicie, qui prend de manière privée une première initiative. Le 21 octobre 1908, il fit paraître dans le journal Dilo de Lviv un communiqué pour annoncer la création de l'Association des Oukraïniens de Paris. Avec ses propres deniers, il loua un local et fit imprimer des affichettes en français et en ukrainien pour faire connaître son projet.

C'est en présence de 16 personnes, et d'une délégation d'Ukrainiens venus de Belgique, que le dimanche 14 février 1909, l'Association fut portée sur les fonts baptismaux.

Parmi les membres fondateurs, on peut citer: président, Théodore Onypko, ancien élu de la première Douma russe; secrétaire, Y. Fedortchouk; trésorier, E. Batchynskyi; responsable de la section artistique, V. Vynnytchenko.

La nouvelle se répandit très vite dans la communauté "russe" de Paris et suscita un large intérêt: à la fin de l'année 1909, quatre-vingt une personnes avaient déjà adhéré à l'association ukrainienne. Les buts de l'association tels qu'ils furent exprimés se proposaient de regrouper tous les Ukrainiens de Paris pour faciliter l'entraide et la solidarité, de faire connaître de la manière la plus large possible les richesses de la culture ukrainienne à l'étranger et de tisser les meilleurs liens intellectuels entre la France et l'Ukraine en particulier dans les domaines scientifiques, artistiques et littéraires.

Constitué en très grande majorité d'artistes et d'intellectuels venus d'Ukraine centrale et orientale, le Cercle anima et développa différentes activités jusqu'à la guerre de 1914.

 

Une organisation dynamique

Sur le plan artistique, le choeur des Ukrainiens acquit rapidement une solide réputation de sérieux et de professionnalisme.

Plus de 30 choristes, sous la direction de M. Sazonov permirent au public français de faire connaissance avec les grands thèmes culturels ukrainiens. Réunions d'amitié franco-russe, cafés-chantants de Montmartre ou assemblées religieuses : chacun se dispute le privilège d'inviter le choeur des Ukrainiens de Paris.

De leur côté, les artistes peintres, très nombreux dans la communauté, ne vont pas demeurer en retrait. Ils participent activement à la vie artistique parisienne comme Archipenko, Boïtchouk ou Parachouk. En 1909, plusieurs journaux parisiens remarquent au 26e Salon des Indépendants, la présence nouvelle des peintres ukrainiens. Ainsi, on peut lire dans La Démocratie Sociale :

M. Boïtchouk avec ses élèves, Mlles Segnot et Kaspérovitch, a introduit un nouveau problème dans l'Art moderne. La question de la discipline dégagée de l'individualisme est basée sur un style ancien. L'Ecole de Rénovation Byzantine, dont il est le fondateur, a, pour les Français, un intérêt purement artistique, mais pour les Petits-Russiens ou Ruthènes, ses compatriotes, au

nombre de près de 40 millions habitant en Russie et en Autriche, cette tentative de renouer la tradition des mosaïstes byzantins a un intérêt social et religieux est de premier ordre. On pourrait presque dire un intérêt vital, étant donné les efforts que font les Ruthènes pour sauvegarder leur culture encore simple. La tradition byzantine n'est pas morte, mais seulement affaiblie chez les Ruthènes. Boïtchouk l'a vivifiée au contact des grands instinctifs français comme Cézanne et Gauguin.

Le chroniqueur de La Démocratie sociale a bien compris l'impact social et politique de la production des artistes ukrainiens.

De son côté, Paris-Journal fait remarquer que "ces artistes n'ont pas la naïveté de revenir aux primitifs, sagement, avec un sens excellent et parfaitement humain des réalités, ils continuent l'ouvrage des imagiers moscovites et leur _oeuvre est moderne".

Pour mieux mettre en valeur leurs productions et faire connaître plus largement leurs créations, les artistes ukrainiens de Paris fondèrent la société Warta, compagnie des industries ukrainiennes d'art décoratif. Sous forme d'une exposition permanente, la galerie artistique proposait aux amateurs parisiens d'arts populaires, des sculptures, des tableaux, des broderies et divers objets des provinces ukrainiennes.

 

Faire connaître la culture ukrainienne

Permettre à chaque ukrainien de construire et de consolider sa culture grâce à la presse et aux livres, c'était le rôle de la librairie-bibliothèque ouverte tous les jours aux adhérents et aux amis de l'Association.

La création d'un lieu de lecture et d'échange fut la première décision prise par les membres fondateurs. Elle reflète clairement la volonté de mener en priorité une action culturelle et pédagogique.

En 1911, le catalogue offrait déjà plus de mille cinq cents ouvrages et soixante dix-huit journaux en ukrainien, russe, polonais, allemand ou français. Une étude plus approfondie de la liste de trente-cinq périodiques régulièrement présents à la salle de lecture fait apparaître la prépondérance de la presse ukrainienne, en provenance d'Ukraine, de Galicie ou des capitales étrangères.

Les journaux politiques russes, social-démocrate et social-révolutionnaire, complètent l'offre quotidienne d'information. La salle de lecture devint très vite un lieu de rencontres et de discussions et sa réputation dépassa facilement les limites du seul groupe ukrainien. Elle contribua à identifier et à expliquer les données du problème ukrainien au sein de la large communauté des exilés slaves.

 

Une solidarité concrète

Au-delà des préoccupations culturelles et politiques, la solidarité matérielle est un souci permanent des Ukrainiens de Paris.

Pour apporter de manière efficace une aide aux compatriotes en difficulté, un bureau d'informations est mis en place au siège de l'Association. En 1910, mille tracts sont distribués dans la communauté "russe", pour annoncer et préciser les services rendus.  

Ainsi, chaque jour, l'Association donne gratuitement des renseignements pouvant concerner la vie des sujets russes à Paris, des cours de langue française et des conseils pratiques. D'autre part, des contacts entre compatriotes sont organisés pour permettre une meilleure insertion des nouveaux arrivants.

Une caisse de secours apporte quelque réconfort - sous forme d'aide financière - pour les cas des plus difficiles comme c'est le cas de Simon Mazourenko qui se trouve sans travail (donc sans ressources) en 1911. On peut évoquer également la situation pénible de B.M. Domanytskyi, atteint de la tuberculose, qui bénéficie de la garantie financière de l'Association pour partir se reposer à Arcachon.

Les fondateurs ont ainsi voulu construire un lien social et fraternel fort, ébauchant de cette façon l'image d'une société socialiste donc solidaire pour laquelle ils avaient déjà engagé de nombreux sacrifices.

Mais l'augmentation des demandes d'assistance venant d'Ukraine et des Ukrainiens met en péril le fragile équilibre financier de l'association.

L'évolution du budget, telle que nous pouvons la lire dans les comptes, est à cet égard tout à fait significative.

Années

Recettes en Francs

Dépenses en Francs

1909

2150

1997

1910

1884

2037

1911

387

371

1912

93

120

TOTAL

4515

4526

 

Une organisation active et militante

Aussitôt après avoir mis en place les structures de l'Association et en avoir déterminé les principaux buts, une première manifestation officielle ukrainienne fut organisée : il s'agit d'une soirée de célébration du poète ukrainien Tarass Chevtchenko, le dimanche 21 mars 1909.

Pour donner à cet événement toute la dimension culturelle désirée, un grand concert où se succédèrent chants et déclamations de poèmes, eut lieu dans les Salons de la Rive Gauche.

Le choix de cette première activité publique, qui apparaît ici comme essentiellement artistique et culturelle, ne doit cependant pas gommer un réel attachement des Ukrainiens de Paris à la cause nationale ukrainienne. L'association très étroite qui a toujours existé entre la revendication culturelle et la lutte nationale chez les intellectuels ukrainiens prend une fois de plus, ici, tout son sens.

Cet engagement culturel et politique va se renouveler et s'amplifier lors de la commémoration, en 1911, du cinquantenaire de la mort du poète. Le 30 mars 1911, dans la salle des concerts Pasdeloup, une importante manifestation ukrainienne a lieu, mais cette fois, c'est le politique qui l'emporte sur l'aspect artistique. En effet, la partie politique du programme est nettement plus fournie que la partie récréative.

Le Choeur des Ukrainiens de Paris ouvre le spectacle avec la déclamation mise en musique du "Testament" de Tarass Chevtchenko puis, une succession de discours achève de donner, si besoin était, un profond sens politique à la première partie de cette soirée. M. Roudnytskyi, jeune étudiant en littérature, prend la parole au nom des Ukrainiens de Paris, avec un discours en ukrainien. Cette intervention est suivie par le discours en russe de Lounatcharskyi puis par une succession de messages de soutien à la lutte nationale ukrainienne, lus par les représentants des divers groupes invités comme les Français, les Géorgiens ou les Lettons.

Présentée par les Ukrainiens comme un moment et une étape importants pour la reconnaissance de l'identité ukrainienne, cette journée du 30 mars 1911 apparaît à tous les groupes nationaux de l'Europe orientale comme un événement politique majeur.

Mais la présence publique des Ukrainiens à Paris ne se limite pas aux célébrations ou commémorations artistiques. En 1909, à l'occasion du bicentenaire de la bataille de Poltava en 1709 durant laquelle les troupes du tsar Pierre Ier écrasèrent la coalition formée par les cosaques ukrainiens de l'hetman Mazepa et l'armée suédoise de Charles XII. Cette défaite militaire de 1709 sonne également le glas de l'autonomie ukrainienne et des libertés dans l'Empire russe.

Les Ukrainiens de Paris décident de faire de cette date historique une protestation publique contre l'autoritarisme du tsar et la russification de l'Ukraine. Un tract rédigé en ukrainien et en russe, est largement diffusé en France et à l'étranger, dans lequel on peut lire notamment:

"Depuis 200 ans le terrible joug du pouvoir tsariste s'est abattu sur le peuple ukrainien. La politique de russification a dévasté l'âme du peuple.
La célébration du bicentenaire de Poltava ne peut que renforcer les tenants d'une Russie "Une et indivisible". (...) 
Mais cela fait quelques temps que la langue ukrainienne résonne de nouveau allègrement, elle a commencé à alimenter la renaissance culturelle et la vigoureuse lutte pour les libertés politiques.(...)
Nous croyons qu'aucune force ni aucune menace du pouvoir russe n'est en mesure d'empêcher les renais-sances nationales."

En juillet 1909, le voyage officiel à Paris de l'empereur Nicolas II offre l'occasion aux Ukrainiens d'inaugurer leur participation à une action politique. Aux côtés des socialistes français et russes, les Ukrainiens défilent sur les boulevards parisiens pour protester contre la venue du despote "ennemi des peuples de l'Empire". On peut considérer l'année 1909 comme l'entrée en politique des Ukrainiens de Paris. A partir de cette date, une revendication identitaire et nationale très précise sera affirmée dans tous les actes de l'Association.

Des manifestations officielles plus larges, qui regroupent la communauté internationale, donnent également l'occasion au groupe ukrainien de confirmer une présence et une différence déjà reconnue dans certains milieux.

Ainsi, en 1910, lors des obsèques de l'écrivain norvégien B. Björson, Prix Nobel de littérature en 1903, une délégation ukrainienne est présente pour témoigner du respect qu'inspire l'oeuvre d'émancipation du poète norvégien.

L'enterrement du dirigeant socialiste-révolutionnaire Leonid Schichko rassemble un instant toutes les tendances révolutionnaires russes de Paris. Y. Fedortchouk, qui représente les Ukrainiens lors de la cérémonie, fait une intervention pour rappeler l'importance des liens qui unissent les luttes nationales et les luttes sociales.

Dans cet aspect de l'engagement politique, il convient de réserver une place de premier rang à l'activité militante inlassable de Y. Fedortchouk. Celle-ci se traduit principalement par une production éditoriale, toute nouvelle en France. En effet, c'est la première fois en France que des textes politiques ukrainiens sont publiés et diffusés. En 1912, une brochure de quarante-six pages Le Réveil National des Ukrainiens  apporte au public français la possibilité de se documenter et de comprendre les différents éléments de la "question ukrainienne". 

Par ailleurs, toute une série d'articles évoquant la situation sociale et politique en Ukraine paraît de façon régulière dans Le Courrier Européen et dans Les Annales des Nationalités.

Sans être une organisation politique très structurée avec une idéologie soigneusement définie, le Cercle des Oukraïniens de Paris n'a pas manqué de rappeler, par ses activités culturelles et associatives, que l'Ukraine était bien présente à l'Est de l'Europe et qu'elle espérait de la France plus qu'une attention folklorique.

 

Une association liée à la communauté russe

Ne disposant pas de publications régulières, le Cercle s'exprime souvent dans les journaux russes de Paris. Par exemple, dans Le Messager Parisien, revue artistique en langue russe, six articles et vingt-quatre chroniques furent écrites par des Ukrainie