Les Ukrainiens au Goulag vus par Jacques Rossi,
un Français du Goulag


Interview de Jacques Rossi
par Jacques Chevtchenko,
Professeur d'Histoire, Directeur d'Ukraine Information
©1999 Jacques Chevtchenko

Interview réalisée par Jacques Chevtchenko, Professeur d'Histoire, Ancien Directeur d'"Ukraine Information", à l’issue d’une conférence de Monsieur Jacques Rossi à Tours-La Riche, le 2 avril 1999.

Rossi1.TIF (96245 octets)Jacques Rossi quitte la France pour la Pologne pour des raisons familiales dans les années 20. Il découvre dans ce pays des inégalités sociales très marquées. Influencé par les idées de Jean-Jacques Rousseau et les courants issus de la Première guerre mondiale, il adhère très tôt au Parti communiste polonais et, en 1929, à l'âge de 20 ans, devient membre du Komintern, l'Internationale communiste, l'organisme chargé de propager la Révolution dans le monde. Voyageant dans l’Europe entière, il est envoyé en Espagne en 1936 au cours de la guerre civile. Il est brutalement rappelé à Moscou en 1937, arrêté et interrogé à de multiples reprises. Il est condamné une première fois à 8 ans de camp. Il restera en tout 19 ans au Goulag avant d'être contraint à l'exil forcé à l’intérieur de l’ex-URSS. Il regagnera ensuite la Pologne dans un premier temps puis définitivement la France en 1985.
Jacques Rossi, qui participe à de nombreuses conférences et émissions télévisées, est l'auteur de deux ouvrages admirables, bien que très différents, sur le Goulag : Fragments de vies, Editions Elikia (Diffusion Casteilla), 1995 et Le manuel du Goulag, Editions du Cherche-Midi, 1997.

1 . Jacques Chevtchenko : Monsieur Rossi, pendant votre détention, je pense que vous avez rencontré des Ukrainiens, et lorsque vous en avez rencontrés, est-ce que vous les avez identifiés comme tels, ressortaient-ils de la masse du Goulag ?

Jacques Rossi : Durant mes années de Goulag, 1937-1961, j'ai rencontré beaucoup d'Ukrainiens. Ceux-ci constituaient, après les Russes, le groupe national le plus important au sein de la population de l'ex-Union Soviétique. Cependant ils étaient nettement plus nombreux dans les camps puisqu'ils subissaient les persécutions nationales des Soviétiques qui poursuivaient en cela la tradition répressive des tsars. Malgré l'énorme effort de russification de la part des autorités communistes (les tsars étaient sensiblement plus tolérants à cet égard), les Ukrainiens étaient toujours faciles à distinguer dans la masse goulaguienne. Après le partage en 1939 de la Pologne entre l'URSS et le IIIe Reich, des centaines de milliers d'Ukrainiens de l'Ouest furent expédiés au Goulag. Contrairement à leurs frères de l'Ukraine de l'Est, lesquels avaient déjà subi vingt ans d'oppression soviétique, les nouvelles recrues se distinguaient par leur remarquable niveau éthique.

2. J.Ch. : Quand vous étiez en camp au moment de la Seconde guerre mondiale, est-ce que vous aviez déjà entendu parler de la lutte de l'Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN-OuN) ou de l'Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA-OuPA), avant l'arrivée massive des prisonniers ukrainiens à la fin de la guerre ?

J.R. : Oui. A cette époque, j'étais au camp de Norilsk, en Arctique. On venait d'y installer un bagne (katorga) à régime particulièrement sévère, à l'intention de ceux que le régime soviétique avaient condamnés, à tort ou à raison, pour haute trahison ou lutte pour l'indépendance nationale, qualifiée par les autorités de " banditisme ". Ce régime avait été instauré par l'oukaze du Soviet suprême d'avril 1943. Le même oukaze introduisait, pour les condamnés de ces deux catégories de coupables, la pendaison publique (les autres devant se contenter d'une discrète balle dans la nuque). Ces nouveaux établissements de bagne étaient très strictement isolés des camps " normaux " où nous nous trouvions, nous les anciens. Cependant nous avons fini par apprendre qu’il y avait là-bas des guérilleros ukrainiens. J'en ai rencontrés certains en 1950-1951 à la prison de haute sécurité d'Alexandrovsk en Sibérie orientale.

3. J.Ch. : Pourquoi étaient-ils plutôt en prison qu'en camp ?

J.R. : Par mesure de sécurité supplémentaire, je suppose. D'ailleurs l'incarcération en prison est considérée en Russie comme une mesure nettement plus sévère que la déportation en camp.

4. J.Ch. : C'était la fin de la guérilla en Ukraine...

J.R : Oui, 1948 (1)

5.J.Ch. : Avec l'arrivée massive d'Ukrainiens d'Ukraine occidentale à la fin de la Seconde guerre mondiale, est-ce qu'il y a eu un changement dans les camps et les prisons ?

J.R. : Les Ukrainiens d'Ukraine occidentale s'en prirent énergiquement aux mouchards, fléau du Goulag. Ils, étaient d'ailleurs vaillamment secondés par les Baltes, les Biélorusses et de nombreux soviétiques de la Seconde guerre mondiale échoués eux aussi au Goulag. Ils ont su rendre l'atmosphère plus respirable.

6. J.Ch. : Un changement d'ambiance en quelque sorte...

J.R. : Je pense bien ! Peu après, après la mort de Staline en mars 1953 et après l'arrestation de Béria en juillet de la même année, ces " dompteurs de mouchards " deviendront la cheville ouvrière des révoltes dans les camps, avec une participation toute remarquable des Ukrainiens et Ukrainiennes de l'Ouest. Tout particulièrement à Kinguir au Kazakhstan.

7. J.Ch. : Oui, les femmes aussi alors ?

J.R. : Bien sûr ! Pour plus d'information lisez l'ouvrage de Marta Craveri (Rome) et de Nikolai Formozov (Moscou)(2). Les Ukrainiens de l'Ouest, hommes et femmes, étaient des leaders dans bien des cas.

8.J.Ch. : Et ça tenait à quoi, ce statut de leader des Ukrainiens, dans les révoltes et les grèves des années 54-55 ?

J.R. : A leur niveau éthique, me semble-t-il. Venant de l'extérieur de l'Union Soviétique, ils ont su conserver leur naturelle intégrité. Ni le système communiste, ni le Goulag, qui est sa plus parfaite expression, n'ont eu le temps de les corrompre, de les détruire. Je ne crois pas au racisme, à la supériorité, pas plus qu'à l’infériorité de telle ou telle race. Je sais par contre que l'intégrité est primordiale dans la résistance au mal, dans la lutte pour la liberté.

9.J.Ch. : Oui, d’accord, avec un aspect supplémentaire, c'est celui du nombre dans le total des détenus, les Ukrainiens en représentant un grande partie ?

J. R. : Déjà, avant la Seconde guerre, les Ukrainiens étaient relativement plus nombreux dans les camps à cause de la politique nationaliste des communistes russes. Ukrainiens de l'Est comme de l'Ouest furent expédiés au Goulag en très grand nombre pendant et après la guerre.

10. J.Ch. : Avez-vous observé dans les camps ou les prisons des tension interethniques ?

J.R. Rarement. Peut-être ces problèmes deviennent-ils mineurs face à l'immense détresse commune. Dans ces conditions, l'emploi courant de sobriquets tels que "youpin" pour les Juifs, "khokhol" pour les Ukrainiens, "cul noir" pour les Caucasiens, etc., n'est pas forcément perçu comme raciste.

11 . J.Ch. : Je voudrais revenir à l'Ukraine. Vous avez parlé dans votre conférence de la collectivisation, est-ce que vous avez eu connaissance dans les années 1932-1933 de la famine provoquée en Ukraine et dans les régions périphériques ?

J.R. : En 1932, j'étais à l'étranger, pas à l'intérieur de l'URSS, j'étais informé par la presse, mais comme c'était la "presse bourgeoise", donc automatiquement je la classais comme mensongère parce que l'Union soviétique, j'en étais sûr, c'était fait pour le bonheur du monde entier !

12. J.Ch. : Oui, c’était en 1932-1933, mais après vous auriez pu l'apprendre ?

J.R. : Ca, je l’ai appris seulement au Goulag, quand j'ai rencontré les victimes de cette famine. C'est au Goulag que j'ai appris la vérité sur l'Union soviétique. Avec beaucoup d'intérêt j’écoutais les récits de mes camarades. D'ailleurs beaucoup d'entre eux, anciens membres du Parti, reconnaissaient carrément la responsabilité du Parti dans cette famine.

J.Ch. :Monsieur Rossi, je vous remercie.

Tours, le 2 avril 1999

©2000 Jacques Chevtchenko

Notes
1-Le combat de l’UPA (OuPA) ne cessera véritablement que dans les années 1950-1952.
2-"La résistance au goulag: grèves et révoltes…" in Communisme, N° 42-43-44, 1995


Vous pouvez télécharger l'interview de Jacques Rossi en cliquant sur le lien (32 Ko).